Huitième lettre
Phil,
Depuis maintenant presque sept ans...
En novembre cela fera sept ans que tu es mort, cela fera sept ans que tu t'es pendu, cela fera sept ans que je t'ai trouvé pendu dans notre maison alors que Léo était dans la voiture et Arthur en internat au lycée à Anglet.
Depuis maintenant presque sept ans j'avance rongée par la peur, cette peur c'est un clou plantée dans ma poitrine qui dérègle tout mon corps et contre lequel je me bats depuis sept années sans vraiment l'avoir identifié. Aujourd'hui c'est fait, ce clou bien rouillé me pourrit la vie depuis trop longtemps et j'ai bien l'intention de le sortir définitivement de ma poitrine pour survivre à ce désespoir, cette colère, cette peine immense, cette culpabilité, cette douleur pratiquement insurmontable que tu nous a laissé en héritage...et surtout... et surtout je dois réussir à la tuer cette peur qui me bouffe les entrailles, depuis ton acte destructeur, radical, pour entamer une nouvelle route sur laquelle il va falloir que je sois solide. Il a fallu que je protège de toutes mes forces, avec toutes mes ressources fragilisées, nos deux garçons. Et pour cela, juste pour cela, ma colère est aussi grande et puissante que mon amour pour toi.
Ils sont grands aujourd'hui nos deux garçons, le tien et le mien, eux que nous avons élevés cinq années durant ensemble. Ils sont grands et ils ont tous deux quittés le nid. Le mien vient de le faire il y a tout juste dix sept jours. Et c'est pour cela, exactement pour cela, que tout refait surface !
Je n'aurais jamais dû vivre ce vide parental, seule . Nous aurions dû le vivre ensemble. Tu me l'avais promis, tu m'avais promis que nous vieillirions ensemble et je t'ai cru, quelle folie, quelle idiote je fus !
Arthur vit dans ta maison aujourd'hui, dans sa maison puisqu'il en a hérité, sa vie est tranquille, j'ai fini de me faire du souci pour lui depuis presque trois ans maintenant. Le mien, encore aujourd'hui, c'est compliqué.
Tu te souviens il commençait sa quatrième, il avait treize ans... Tu te souviens ce matin là... Il était assis dans la voiture... Je l'ai empêché de rentrer dans la maison, les stores étaient fermés, ce n'était pas normal, tu aurais dû être au travail, j'avais peur qu'il te retrouve ivre mort... La porte du haut était bloquée par le store baissé justement, je suis rentrée par la porte du bas... Oui, j'avais peur qu'il te retrouve ivre mort . Nous connaissions très exactement, tous les trois, la date du soir où tu as sombré, le soir où d'épicurien tu es devenu alcoolique. Ton fils et ta fille avaient déjà subit cette bascule , lors de ton divorce avec leur mère. J'avais peur qu'il te retrouve ivre mort, parce que depuis une année déjà, Léo tentait désespérément de te sauver de toi même. Il était même plus courageux qu'Arthur et moi. C'est le premier à avoir pris la parole, à avoir posé des mots précis sur ce que nous étions entrain de vivre, le premier à t'avoir confronté à ton alcoolisme. Il était mort d'inquiétude lorsque tu prenais la voiture alors que tu étais saoul comme une barrique et qu'étant au travail je ne pouvais t'en empêcher ou faire le chauffeur. J'ai reçu plus d'un coup de fil de Léo paniqué parce que tu partais en voiture et qu'il pensait que tu ne reviendrais pas entier. Nos efforts ont portés leurs fruits, un temps. Tu as tenté de te faire aider, tu nous as écoutés, tu as tenté de revenir vers nous et tu as rechuté. Cette rechute te fût fatale. Tu le savais, tu avais compris que je ne pouvais plus rester dans ta maison, que je ne pouvais plus faire vivre cet sorte d'enfer à Léo.
Arthur n'était déjà plus vraiment présent, en internat la semaine, et bien souvent en vadrouille le week-end. Ce que tu n'entendais pas, c'est que je ne voulais pas te quitter, je voulais juste protéger mon fils, lui offrir un nid apaisé et serein, un nid à lui. Le sortir de ton enfer personnel. Ceux et celles qui se détruisent ne peuvent imaginer comme la peine de celles et ceux qui les voient faire est immense, comme le sentiment d'impuissance ravage le cœur et l'âme.
Je voulais juste sauver mon fils et tu as mis fin à tes jours...
Léo l'a très bien compris .
Quel fardeau nous as-tu fais porter ?
Quel fardeau tu nous as fait porter !!!
Je voudrais hurler cette question et cette affirmation tellement fort dans tes oreilles d'homme mort afin qu'elles te vrillent tes tympans à jamais !
Heureusement que ton fils a un cœur aimant et qu'il nous connaissait vraiment, il aurait pu nous haïr. C'est ce qu'a fait ta fille aînée une fois le choc passé (plus d'un an après ta mort) en m'accusant de vilenies que je n'étais pas entrain de commettre. J'ai donc quitté ta maison. Il était temps en fait. Je ne l'avais pas fait avant pour Arthur.
Je suis resté deux années dans ta maison, devenue cauchemardesque pour Léo et moi, pour rassurer ta fille et surtout, surtout ne pas abandonner Arthur. Et mon fils a serré les dents. Il a pris sur lui. Il avait treize ans. Le temps des premiers amours adolescents, le temps des premières conneries faites en cachette, le temps des premières grosses engueulades avec ses parents parce qu'il est temps que le cordon lâche doucement. Je ne dis pas que c'est le temps de l'insouciance, on se prend parfois de grosses baffes de la part de la vie lorsque l'on est adolescent. A treize ans on sort tout juste de l'enfance, et je n'ose te dire vraiment comment Léo en est sorti définitivement le soir de ton enterrement ! Il ne voudrait pas que je te le dise, plus maintenant que tu as quitté si cruellement nos vies.
Et puis ces lettres que je t'écris je les rends public. Elle font partie d'un tout, d'un travail que j'ai commencé il y a trois ans et qui m'aide à vivre tout simplement. J'ai besoin de te dire les choses et j'ai besoin de partager toutes ces choses que je te dis. C'est sûrement tordu. Je n'aurais jamais fait cela avant. Mais justement il y a un avant et un après, et il a fallu que je survive par tous les moyens, même tordus, pour nos fils.
Mon fils, le jour où je t'ai trouvé, tout début novembre, au cœur de la maison, nu et pendu, mon fils m'a vue sortir avec son cartable qu'il avait oublié et que nous venions rechercher. Je voulais lui cacher mon état de choc absolu, le déposer au collège et revenir ensuite faire tout ce qu'il y a faire lorsque le ciel vous tombe sur la tête mais que la loi et les règles sociétales sont à respecter. Je n'avais plus vingt ans et je savais parfaitement tout ce que j'allais devoir déclencher. Il me fallait aussi l'annoncer à ton fils … L'annoncer à ton fils ! Puis à ta fille ! puis à ta sœur ! puis à ton frère !... puis à ma famille, puis à mes amis, puis... la liste fut longue Léo peut en témoigner c'est resté gravé dans sa mémoire.
Ce jour là Léo n'a pas été au collège. Léo n'est pas un jeune homme indifférent, ni insensible, loin de là, cela faisait plus d' une année que nous affrontions ta maladie et il a perçu très vite que c'était grave, très grave ce qui s'était passé dans notre maison cette nuit là. Et mon grand bonhomme de treize ans... Léo a toujours été très grand tu le sais... Souviens toi ce jour là, ce jour où ton âme flottait encore dans la maison, souviens toi, Léo a pris les choses en mains : téléphoner aux pompiers, appeler Louis, notre ange gardien qui nous avait recueillis la veille au soir et dont j'avais grand besoin pour affronter l'énorme tache qui m'attendait : partir à Anglet retrouver Arthur. Louis était comme son frère à l'époque, l'idée qu'il soit à nos côtés était une idée de génie. Léo a accueillis Louis, puis les pompiers, puis les gendarmes, moi je ne pouvais plus le faire, j'avais les jambes en coton, j'étais pâle comme un linge, en état de choc, je pouvais juste veiller à ce que Léo ne rentre pas dans la maison tant que ton corps n'en ait été sorti. Je ne voulais pas qu'il te voit pendu et que cette image reste à jamais gravée en lui, comme elle l'est en moi.
Finie l'enfance, finie l'adolescence pour Léo. Et le soir de ton enterrement... Enfin lors de cette maudite soirée organisée par ta fille et Arthur à la maison avec leurs ami-es respectifs, soirée excessivement arrosée... Cette nuit maudite a scellé définitivement pour mon fils la fin d'un monde et le début d'un autre.
Et ça jamais je ne pourrais te le pardonner. Jamais.
Mon nid est vide et le choix de vie qu'a fait Léo me replonge dans la peur. Ce choix de vie je ne suis pas certaine qu'il l'aurait fait si tu t'étais vraiment battu contre cette saloperie de maladie, l'alcoolisme. Je ne suis pas certaine qu'il l'aurait fait si tu étais toujours vivant ! Et si malgré tout il avait fait ce choix de vie que je trouve totalement extrême, j'aurais pu lutter avec ma frousse bien plus facilement, j'aurais pu me blottir dans tes bras bercée par ta voix chaude et réconfortante, ma peur se serait alors grandement apaisée. Mais tu t 'es défilé, tu m'as plantée, tu m'as laissée seule avec nos enfants dans mes bras et leurs souffrances déchirant mon cœur.
Et
ça jamais je ne pourrais te le pardonner. Jamais.
Le 1er août Léo a signé son engagement à l'armée et il est parti rejoindre son régiment de parachutistes à Tarbes. Ceci explique cela.