LES PLACARDS / Episode 32

14/09/2021

 - Demain, tu ne sors pas ?

- Non.

- C'est certain ?

- Oui.

- Et après demain ?

- Pareil.

- Tu sais que nous ne serons plus livré-e-s ?

- Oui

- Tu vas crever de faim dans ton placard, c'est cela l'idée ?

- Non

- Mais, enfin je ne te comprends pas ! Tu pensais que nous allions perdre toutes nos libertés. Tu avais soif de les retrouver, ces libertés, pourtant ? Tu rêvais de pouvoir de nouveau, te balader, prendre des bains de soleil sans autorisation, d'aller faire tes courses par toi même, de partager avec moi tes crêpes, de te racheter une poêle, d'ailleurs... On nous libère et tu refuses de sortir ? C'est absurde.

- Illusions.

- Comment ça, illusion ?

- Libertés illusoires.

- Il n'y a rien d'illusoire à retrouver ses proches, à reprendre une libre circulation dans le monde extérieur.

- Libre ?

- Oui, d'accord, il va falloir ruser, ne pas prendre son téléphone, déjouer tous les misters drones, se déguiser en citoyen-ne-s exemplaires et se fondre dans un paysage très normé par les nouvelles règles imposées par l'urgence sanitaire, mais tout de même, on va pouvoir se retrouver par petits groupes, recommencer à faire la fête, même en tout petit comité, et créer, si on le veut, des réseaux de résistances, le faire à l'ancienne, clandestinement.

Silence .

- Tu ne dis rien ?

- Je réfléchis.

- Écoutes moi, je t'en supplie, tout n'est pas vain. Je n'ai plus aucune trace en moi de cette maudite sensation, et c'est grâce à toi. Je ne peux pas te laisser crever en solitaire , au milieu de nulle part, dans ton placard. Demain, on dé-confine, et tu vas les laisser continuer à construire notre monde, tout seuls, tu vas leur laisser quartier libre ?

- Je pense justement que si tout le monde s'arrêtait, refusait de sortir de ses armoires, placards et petites boites punitives, ils seraient bien dans la mouise, et leur économie suicidaire se casserait la gueule, définitivement. Je pense que nous ne sommes pas à l'abri d'une deuxième vague épidémique, encore plus meurtrière, que nous n'avons toujours pas les masques adéquates, pour nous protéger, et que ceux que l'on nous propose sont hors de prix. Je pense que je ne me reconnais pas dans le monde qui arrive et que je préfère vivre en Hermite, pour l'instant.

- Tu ne veux même pas te déplier un peu ?

- Je me déplie en creusant mon tunnel. Je suis beaucoup plus souple depuis que nous avons entamé ces travaux de résistance. Je suis bientôt au bout de mes peines.

- On n'en a plus besoin de ces foutus tunnels !

- On ne sait jamais.

- Tu deviens paranoïaque ! C'est flippant.

Silence.

- Je ne rentrerais pas dans ce jeu là ! Tu m'entends ? Moi qui me faisais une joie de pouvoir te prendre dans mes bras.

- Une autre fois.

- Tu m'angoisse, là ! C'est fou comme tu m'angoisse !

- Mais, non, Laisse moi confiner, absolument, consciencieusement dans une abnégation totale, c'est tout ce que je te demande et c'est pas compliqué.

- Et te nourrir aussi ?

- Oui, se serait bien, mais si tu ne veux pas, c'est pas grave, je trouverais une solution, pour que l'on me livre. Je crois que je vais créer un potager. Je n'ai pas la main verte, mais je vais me débrouiller.

- Tu sais, que nous n'avons pas le droit de cultiver quoi que ce soit, tu le sais ça ?

- Oui, je le sais, je le ferais en secret, dans la forêt.

- Tu sais, que nous n'avons toujours pas le droit d'aller en forêt ?

- Oui, je le sais. Tu veux partir ?

Silence.

- Tu veux partir ?

- Je ne sais pas.

- Tu es libre, tu sais... En tout cas moi, je ne t'imposerais rien.

- Oui, je le sais...

Long silence.

Le 10 mai 2020. Demain, le 11 mai 2020. Premier jour de dé-confinement... et une résistance de titans à mettre en place si l'on ne veut pas se faire manger tout cru. Les bras m'en tombent.